Tout le monde connaît les photos de Robert Doisneau montrant les petits Parisiens du début du XXème siècle faisant des pitreries dans la rue. Pourrions-nous faire ces photos de nos jours ? Sans doute, mais nous aurions en arrière-plan des voitures et des parents vigilants. Ces images mettent en évidence une évolution de la place prise par les enfants dans la ville. Pour autant, la ville de Doisneau n’était pas particulièrement pensée pour les enfants. En effet, cette question de l’enfance dans la ville fait rarement l’objet d’une véritable réflexion de la part des acteurs de l’espace urbain. Le constat suivant devrait pourtant nous interpeler : 7% des écoliers du primaire sont autorisés à sortir de chez eux sans être accompagnés. De manière générale on observe que les enfants sont de moins en moins présents dans la rue de façon autonome. Comment ces enfants surprotégés envisagent-ils la ville dans ces conditions et quels futurs citadins sommes-nous en train de former ? N’est-ce pas une manière de les amener à penser que la ville est dangereuse ? Ne les poussons-nous pas ainsi à développer un sentiment de méfiance et de peur des autres, peu propice à une future participation à la vie politique de leur ville ?

Crédits photo : Robert Doisneau – Les lilas de Ménilmontant, Paris, 1956
En effet, les villes sont pensées et construites avant tout par et pour une population d’adultes. Les enfants sont considérés dans leur seule dimension d’êtres fragiles. La priorité est donc donnée à leur protection et cela a pour conséquence leur assignation à des espaces bien déterminés : aires de jeux séparées du reste de la ville, institutions scolaires et périscolaires, espace domestique. Or, est-ce en cantonnant les enfants dans des parties de la ville qui leur sont réservées que nous les aidons à grandir et que nous les préparons à occuper l’espace public en citoyens ?
A ce premier sujet préoccupant qu’est l’acquisition des compétences citoyennes au sein de la ville, s’ajoute un second problème, qui concerne leur développement personnel : comment vont-ils apprendre l’autonomie, et acquérir une bonne estime de soi si on leur dit que le danger les attend en dehors des espaces qui leur sont réservés ? Par ailleurs, on observe que les espaces réservés aux enfants sont de plus en plus normés et sécurisés. Certes, la norme est là pour protéger les enfants, mais n’est-elle pas parfois excessivement protectrice ? Quel sera le développement physique et cognitif d’enfants qui ont joué dans de tels aménagements ?
En effet, le jeu est l’activité principale des enfants et il est vital pour leur développement. C’est par le jeu que l’enfant construit son environnement cognitif et ses aptitudes sociales, et la prise de risque associée à la créativité en font partie. Or comment est-ce possible s’il dispose d’un environnement factice et surprotecteur ? Qu’y-a-t-il à explorer et à inventer quand le toboggan est posé sur un terrain sans aspérités et quand les structures de jeu à escalader présentent des parcours prédéterminés ? Pour jouer, l’enfant a besoin d’un environnement en friche, comme les terrains vagues, permettant l’exercice de ses cinq sens et l’apprentissage de son corps. Son terrain de jeu doit comprendre des cailloux, de la terre, des insectes, des arbres pour grimper, des plantes que l’on peut arracher, des fragments d’objets à manipuler et assembler de manière imprévisible, à la différence des pièces de Lego®™ dont les emboitements sont conçus à l’avance. Ces espaces où les défis sont possibles, si présents dans la ville par le passé, se font rares. Quand ils existent, ils sont le plus souvent interdits au public.

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Face à ce constat, des aires de jeux nouvelle génération font leur apparition. On y attrape des égratignures, des bleus et quelques bosses. « Des enfants y empilent de vieux pneus, d’autres gambadent autour de tuyaux de plastique géants ou d’une vieille baignoire, allument des feux sous la surveillance discrète d’assistants de jeu ou s’emparent de clous et de planches pour s’inventer des forts imaginaires » [1]. En effet, « Chaque enfant qui joue se conduit comme un écrivain, dans la mesure où il crée un monde à son idée, ou plutôt arrange ce monde d’une façon qui lui plaît. Il joue sérieusement. Ce qui s’oppose au jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité » [2] écrit Sigmund Freud en 1908. Quelle vision de la réalité prépare l’enfant qui joue avec un jeu « homologué » ?
Mais les espaces dédiés au jeu libre et actif ne sont pas les seuls lieux urbains qui devraient être propices au développement physique et social des enfants. Redonner une place aux enfants dans la ville a été une préoccupation constante de Louis Isadore Kahn, un architecte du XXème siècle qui a vécu à Philadelphie et dont les œuvres se trouvent aux Etats-Unis, en Inde et au Bangladesh. Il fit le constat que la ville donnait de plus en plus de place aux voitures, et que les enfants s’y trouvaient marginalisés ou exclus. Dans ses travaux, il chercha à aménager des espaces qui n’étaient pas dédiés à un usage spécifique et permettaient une mixité : automobilistes, piétons, adultes, enfants devaient pouvoir cohabiter et partager la ville, et la rue devait rester un espace vivant et communautaire. Pour Kahn, « une ville devrait être telle qu’un petit garçon [une petite fille] puisse ressentir, en marchant dans les rues, ce qu’il voudra être un jour » [3]. La ville doit apparaitre à l’enfant comme un lieu de découverte d’altérités multiples, d’autres personnes, d’autres savoirs, d’autres savoir-faire. Il doit y trouver des « availabilities » selon les termes de Kahn, c’est-à-dire des disponibilités : des découvertes, des rencontres, des échanges, des lieux, des gens, des idées.
Apprentissage de soi, apprentissage du genre, apprentissage de l’espace social et politique, du passage des espaces privés aux espaces publics, apprentissage de la mixité, vision du monde : c’est ce qu’un enfant est en droit d’attendre de la ville dans laquelle il habite.

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Certaines initiatives existent en faveur d’une meilleure appropriation de la ville par les enfants. La « ville amie des enfants » est un projet développé depuis 2002 entre l’UNICEF et l’association des maires de France. Ce label implique de créer des dispositifs de participation et d’écoute de la parole des enfants, comme le conseil municipal des enfants ou encore des boîtes à idées ou des sondages. Informer les enfants et leur permettre de s’exprimer à propos de la ville est important mais doit être suivi d’une prise en compte réelle de leur parole.
Il reste donc beaucoup à faire pour redonner une place aux enfants dans la ville. Mais nous avons tout à y gagner : les enfants se conforment rarement aux usages attendus. Ce sont les spécialistes du détournement, y compris dans l’espace urbain. C’est pourquoi ils nous offrent de nouvelles perspectives sur la ville. Les écouter peut nous aider à voir ce que nous ne sommes plus capables de remarquer.
Par Anne-Laure Boursier, Nacarat
[1] : Des terrains de jeu pensés pour briser le cercle de la surprotection ; Le Devoir ; 17 mars 2018
[2] : Sigmund Freud – The relation of the poet to day dreaming, 1908
[3] : Louis Isadore Kahn, 1901-1974, architecte, conférence publique